PE: Alors, comme ça, vous voulez savoir tout ce que j’ai vécu ?

SCH: Oui, tu as sûrement beaucoup de choses à raconter, toi qui as vécu un grand nombre des temps forts de l’histoire de Burckhardt.  

CI: Comment et quand avez-vous rejoint Burckhardt ? 

PE: J’ai intégré l’entreprise en 1968 en tant que dessinateur en bâtiment. Martin Burckhardt était alors le patron, assisté de Karl Eckert et d’Edi Bürgin. Notre bureau se trouvait à la Peter Merian-Strasse dans le quartier Gellert, et nous nous appelions encore Burckhardt Architekten SIA. Si mes souvenirs sont bons, c’est également à cette époque que Guido Doppler est arrivé. Il venait du bureau d’architecture Conrad Müller ; Martin l’a recruté pour qu’il l’aide avec les finances, la comptabilité et la facturation, qui n’étaient pas son fort ou, du moins, ne le passionnaient pas.  

Pour ma part, j’ai surtout fait du dessin. C’était également l’époque où M. Jacottet, alors «grand chef» de Sandoz, voulait avoir une piscine couverte à côté de sa piscine à Reinach. Résultat : tout le monde – surtout les gens de chez Geigy – s’est mis à vouloir sa propre piscine couverte. À mes débuts, j’ai donc conçu pas mal de piscines. Ensuite, on m’a confié la direction de ces travaux, notamment pour la piscine couverte de Muttenz. Il s’agissait là des premiers pas de l’entreprise. Puis vinrent les années 1970 … 

CI: La très grande difficulté des années 1970, sur différents plans, a déjà été évoquée dans plusieurs entretiens. 

PE: Burckhardt est littéralement entré en état de choc. Si je me souviens bien, l’effectif est passé, en très peu de temps, d’environ 300 à 100 personnes. À l’époque, on dessinait encore à la main, sans ordinateur, et les grands projets impliquaient toujours une dizaine de personnes. Lorsqu’un donneur d’ordre nous appelait pour stopper un projet, nous n’avions d’autre choix que de licencier. Cet épisode m’a marqué jusqu’à aujourd’hui. Il démontre la très grande responsabilité que la direction porte envers le personnel. En reprenant le département «Bâtiments tertiaires», j’ai trouvé dans les documents d’Edi Bürgin des instructions précises sur la marche à suivre en cas de licenciement – autrement dit, comment licencier qui et à quel moment. On faisait alors encore la distinction entre les personnes célibataires, mariées, avec ou sans enfants. Dans ces circonstances, on avait généralement mauvaise conscience d’avoir gardé son poste. 

De mon côté, au début des années 1970, j’ai planifié le studio de radio et d’enregistrement de la SRF, qui s’appelait encore DRS. À peine le premier coup de pioche avait-il été donné que le bureau me demandait d’aller à Aix-la-Chapelle pour le compte de Libra-Pharm, qui voulait faire construire un complexe pharmaceutique avec des laboratoires, des locaux de production, des bureaux et une centrale énergétique. Les deux bâtiments de laboratoires étaient presque terminés. À l’origine, j’avais prévu de n’assurer que la direction des travaux, et ce, pour dix chantiers. Mais les circonstances ont fait que je me suis pratiquement retrouvé à assurer la direction du projet tout entier. Je me suis donc installé à Aix-la-Chapelle avec ma femme, de 1976 à 1978.  

Quand j’y repense, je me rends compte a posteriori de ce qu’est un burn-out. C’était une phase exténuante. J’ai été à rude école, mais cela m’a permis d’apprendre à gérer la pression et à endosser des responsabilités.  

CI: Comment s’est passé votre retour à Bâle ? 

PE: Je suis revenu à Bâle en 1978, époque à laquelle la question de la construction de logements a refait surface. Burckhardt n’avait presque rien fait dans ce secteur pendant un bon moment. Nous pensions que nous valions mieux que ça. Un jour, Guido Doppler m’a dit que si je m’obstinais à faire dans la construction de logements, il faudrait qu’on assume cette démarche sans rougir.  

Peu après, au début des années 1980, Timmy Nissen et Edi Bürgin ont quitté Burckhardt. Martin Burckhardt s’était beaucoup mêlé de leur travail et, avec l’âge, il critiquait de plus en plus l’architecture des autres.  

Autrefois, nous avions une structure toute simple – il y avait les bâtiments tertiaires, les bâtiments industriels, les bâtiments scientifiques ainsi que les bâtiments spéciaux. En un mot, une organisation simple et clairement définie. Toi, Samuel, tu as fini par reprendre les bâtiments industriels dont s’occupait Hans Riedi. 

SCH: C’est vrai, et après le départ de Tom Koechlin, j’ai également hérité des bâtiments à usage scientifique. 

PE: Une fois Edi Bürgin parti, la question s’est posée de savoir qui reprendrait le département des bâtiments tertiaires, c.-à-d. la construction de bureaux et résidentielle. Comme j’avais toujours fait les budgets pour Edi, on me l’a confié. J’avais tout juste 34 ans, et c’est à ce moment-là que ma carrière chez Burckhardt a vraiment décollé. Autre fait marquant à cette époque, Burckhardt Architekten SIA est devenue Burckhardt + Partner, parce que les partenaires ne cautionnaient plus les «initiatives solitaires du Professeur Burckhardt». Le bureau du quartier Gellert s’est donc installé dans la Dornacherstrasse.  

En ce temps-là, la règle était la suivante : on ne recevait pas de mandat cantonal sans être implanté dans le canton concerné. D’où l’intérêt d’avoir des bureaux sur trois sites – à Muttenz à Bâle-Campagne, à Frick en Argovie et à Bâle-Ville. 

Toi, Samuel, tu as démarré à Muttenz mais, un jour, je t’ai dit que, pour faire carrière, tu devais rejoindre la «centrale». 

SCH: C’est d’ailleurs ce que j’ai fait par la suite ! J’ai quitté la Hofackerstrasse de Muttenz pour m’installer dans les locaux de la Peter Merian-Strasse, à Bâle. Mais revenons-en à toi, Peter. Quand es-tu devenu partenaire ? 

PE: En 1987, j’ai intégré la direction en qualité de partenaire. Il est important de préciser que le CEO n’avait pas encore l’importance qu’il a aujourd’hui et que le rôle actuel d’un CEO ne peut être comparé à celui d’un partenaire ou même d’un président du conseil d’administration de l’époque. 

À ce propos : à un moment donné, Guido Doppler a souhaité se retirer, et il a fallu lui trouver un successeur. Je m’en souviens comme si c’était hier : nous étions assis sous un pommier, et Guido a proposé Tom Koechlin comme nouveau président du conseil d’administration. Mais Tom Koechlin n’avait pas l’âme d’un entrepreneur, et il ne savait pas activer ses réseaux à la manière de Martin Burckhardt. Le fait est que, avec son background financier, Tom aurait pu racheter la société. C’est pourquoi je me suis battu, plus tard, pour qu’on le laisse partir, et qu’on préserve ainsi notre indépendance. C’est une personne adorable, que j’apprécie beaucoup sur le plan personnel, mais ce rôle n’était pas fait pour lui. Je suis d’ailleurs convaincu que son départ lui a été bénéfique, même si, sur le moment, c’était une décision difficile à prendre et un tournant dans l’histoire de Burckhardt.  

CI: Que signifient les mots partenariat et esprit d’équipe pour vous ? 

PE: Chez Burckhardt, la notion de partenariat se traduisait, entre autres, par la participation à la société. J’ai été fier de devenir partenaire. Je viens d’un milieu modeste et cela avait bien sûr aussi des répercussions financières. Mais cet argent que je gagnais dans la société, je l’y réinjectais, parce que je croyais en elle et que j’étais fier d’en faire partie. 

CI: De quoi d’autre êtes-vous fier ? 

PE: Je suis fier de Martin Burckhardt. Qu’il ait eu le courage de fonder cette société et qu’il ait mis en place la convention d’actionnaires qui lui a permis de rester indépendante jusqu’à aujourd’hui et d’être dirigée par les personnes qui y travaillent. En 1993, nous avons rédigé une nouvelle convention, à une époque où la valeur des actions baissait. Dans le cadre de l’actionnariat salarié, nous avons créé 3300 nouvelles actions unitaires, ce qui nous a permis d’inciter les gens à investir dans la société.

Il faut se présenter devant les gens avec honnêteté, simplicité et modestie. C’est de cette manière qu’on trouve les personnes qui croient en nous.

Peter Epting

SCH: Ce fut d’ailleurs l’une de tes grandes prouesses, d’avoir réussi à convaincre les gens d’acheter des actions en ces temps plutôt moroses.  

PE: Il faut avoir le courage d’accepter le changement – aussi bien sur un chantier qu’en matière de finances. Si on est toujours dans la prudence, on n’avance pas. Il faut se présenter devant les gens avec honnêteté, simplicité et modestie. C’est de cette manière qu’on trouve les personnes qui croient en nous. Il faut être authentique, répondre aux questions des gens en toute transparence et, ainsi, les rallier à notre cause.  

CI: D’autres exemples qui vont dans ce sens ? 

PE: Au milieu des années 1990, le bureau Suter + Suter de Berne a fermé ses portes. Grâce au FC Bâle, dont j’étais le président, j’ai fait la connaissance de Heini Moser et d’Urs Luginbühl, qui étaient responsables des finances chez Suter + Suter. Ils avaient introduit le bureau en bourse, mais en avaient surestimé le potentiel et fini par déraper. Toutefois ils avaient en leur possession un manuel de gestion de projets, que nous avons décidé de leur racheter. Nous avons ensuite lancé les négociations, qui ont finalement abouti à l’acquisition de Suter + Suter à Berne. Nous n’avons jamais vraiment payé cette reprise. Par chance, nous avons été en mesure de proposer une participation dans le capital-actions à Oliver Schmid, si bien qu’il a tout de suite pu rejoindre l’aventure en tant que partenaire. Même si j’ai pour habitude de dire qu’on ne peut pas vraiment «reprendre» un bureau d’architecture ; on ne peut que gagner le cœur des gens.  

Quant à nous, nous avons gagné sur plusieurs tableaux. Premièrement, sur le plan des actions, qui étaient alors présentes en trop grand nombre dans la fondation, ce qui était délicat d’un point de vue fiscal. Problème que nous avons pu résoudre dans la foulée en proposant des actions aux Bernois. Deuxièmement, le bureau de Berne nous a ouvert les portes d’un secteur relativement nouveau pour nous, celui de la santé. Autre atout : ces nouvelles recrues savaient manier à merveille le manuel de gestion de projets ainsi que les ordinateurs. À ce moment-là, nous ne disposions pas encore de matériel informatique ni de compétences en la matière. Cela nous a permis de faire un bond en avant : nous avons fait l’acquisition d’ordinateurs et formé les gens. 

SCH: Que peux-tu nous dire de Grenzach ? 

PE: C’était au début des années 1990. L’idée était de s’implanter en Allemagne ou, plus largement, dans l’Union européenne. Autre intérêt : l’entreprise EMS-Chemie de Christoph Blocher s’y trouvait. On pensait pouvoir s’engouffrer dans la brèche: alors qu’on avait déjà un petit bureau à Grenzach, on en a acheté un autre dédié aux constructions industrielles. On a ainsi mis en place un site à part entière à Grenzach, avec une trentaine de collaboratrices et collaborateurs, et misé sur un boom… qui ne s’est jamais produit. 

SCH: Martin Burckhardt s’est souvent rendu en Amérique. Il y a réalisé plusieurs plans directeurs pour Ciba-Geigy, ainsi que des constructions pour le secteur de la chimie et des banques. 

PE: Oui, même si les États-Unis ont également été un flop à la fin des années 1980. À l’époque, j’étais très heureux de ne pas parler anglais. Mais il faut saluer le fait que Martin savait mettre à profit ses réseaux, il savait convaincre. J’avais, moi aussi, un certain talent pour rallier les troupes et faire jouer mes relations. Mon statut de président du FC Bâle m’a donné l’occasion de nouer un tas de contacts. Encore fallait-il savoir convaincre ! J’ai rencontré beaucoup de gens qui m’ont aidé par la suite. Je suis un entrepreneur, et l’entrepreneuriat me passionne. À l’époque, je passais personnellement au crible les budgets de Burckhardt dans son ensemble. Chaque trimestre, je sortais le grand classeur, et je l’étudiais à fond. En le refermant, je savais exactement quels projets étaient voués à l’échec. 

Nous nous sommes donc mis à faire de la prospection et du marketing.

Peter Epting

SCH: Voilà qui nous amène tout droit au sujet des filiales, dont l’une est Burckhardt Immobilier. Que peux-tu en dire ? 

PE: En principe, les architectes n’aiment pas lorsqu’une société immobilière vient «se greffer» sur un bureau d’architecture. Un architecte a beau être passionné par son métier, il peut rarement concrétiser ses idées comme il l’entend, parce qu’il a toujours dans son dos des investisseurs, institutionnels souvent, qui scrutent les coûts. C’est pourquoi Martin Burckhardt m’a soutenu dans la démarche de créer Burckhardt Immobilier. Nous nous sommes donc mis à faire de la prospection et du marketing. Ce furent en quelque sorte nos premiers «essais grandeur nature» en matière de marketing. Nous avons élaboré des prospectus dans l’idée de montrer noir sur blanc que nos constructions étaient moins onéreuses que les autres et entièrement louées. Ces prospectus et le projecteur de diapos de Martin sous le bras, nous sommes allés rendre visite aux maîtres d’ouvrage pour les convaincre de nous confier des mandats. C’est ainsi que nous pratiquions la construction de logements à l’époque.  

SCH: En plus, il nous restait quelque chose des bénéfices, car tout cela donnait des garanties, portait la valeur de l’action et était dans l’intérêt de l’ensemble des actionnaires. J’ai souvent essayé d’expliquer le bien-fondé de cette démarche aux partenaires, lorsqu’ils ne comprenaient pas très bien ce qui se passait avec l’argent investi ici, à Bâle.   

PE: Un jour, Guido Doppler m’a dit quelque chose d’essentiel, à savoir qu’il avait trop de gens autour de lui qui n’exploitaient pas pleinement leur potentiel. Au lieu de se dépasser, ils restaient toujours en deçà de leurs compétences. Cela m’a marqué, parce que c’est précisément la raison pour laquelle on m’a toujours accordé un pouvoir de décision. Je faisais preuve de courage quand il le fallait, et il m’arrivait de prendre des décisions de mon propre chef. Évidemment, il fallait que les résultats soient à la hauteur – comme ce fut le cas pour toi, Samuel, et moi.  

CI: Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui souhaitent se lancer dans le métier d’architecte ?  

PE: Il ne faut pas nécessairement être architecte pour créer quelque chose de beau. Personnellement, je suis d’avis que l’architecture, ça ne s’apprend pas : on a le sens de l’esthétique, ou on ne l’a pas. Pour moi, ce fut plutôt une chance de ne pas avoir été architecte et d’avoir eu l’occasion de m’épanouir comme entrepreneur.  

SCH: Quelles constructions auront marqué ton passage chez Burckhardt ?  

PE: Les duplex du quartier Freuler à Muttenz, en bordure de Birsfelden. Le Bankverein à Bâle et le Parkweg à Allschwil, la transformation et la nouvelle construction de la bâtisse Zum Goldenen Löwen dans le faubourg de St. Alban et, bien entendu, le Spengler à Münchenstein. Paul Waldner n’aura sûrement pas manqué de l’évoquer. C’est moi qui ai imaginé la structure en verre en son centre. Je me souviens que nous avions dû prendre l’avion pour Monaco afin de négocier avec M. Spengler. Il était de la même trempe que Martin Burckhardt : il fallait un peu leur tenir tête, et les deux parties sortaient gagnantes. Il faut dire qu’ils n’étaient pas nombreux au sein du bureau à oser s’opposer à Martin. 

CI: Pourriez-vous compléter la phrase suivante ? «Martin Heinrich Burckhardt était …» 

PE: «... un patriarche.» Un «aristocrate»: il l’a clairement verbalisé et a vécu en tant que tel. Son éducation l’avait en effet convaincu que tout se passerait toujours comme il l’avait décidé et donc, que le maître d’ouvrage devait se ranger à son avis d’architecte. Je l’ai constaté plusieurs fois, et ça n’a pas toujours fonctionné. Du moment que tout le monde se pliait à ses consignes, tout allait bien. Voilà pourquoi je le qualifierais de «patriarche». Mais Martin n’en était pas moins une personne très sociale. Le licenciement de masse à l’époque de la crise est l’épisode qui l’a le plus retourné. Je dirais même que ça l’a rendu malade.  

CI: Oui, c’est aussi ce que sa famille nous a rapporté. Comment décririez-vous les valeurs de la société Burckhardt ? Quel est son ADN ? 

PE: Elle se démarque par son indépendance. Lorsque nous quittions le bureau le vendredi soir, nous savions que nous travaillerions pour la même société le lundi matin. C’est loin d’être une évidence, et j’y vois même la recette du succès de Burckhardt. On a parfois tendance à oublier que les quelque 60 actionnaires sont aussi les bailleurs de fonds. Cela crée un climat de sécurité et confère un sentiment d’indépendance. L’architecture elle-même s’est améliorée avec le temps ; je pense que tout le monde est d’accord sur ce point, et nous pouvons en être fiers. Mais nous devons aussi garder à l’esprit que nous ne sommes pas Herzog & de Meuron et savoir rester à la place qui est la nôtre, tout en étant fiers de tout ce que nous avons accompli. Une dernière chose qui me tient à cœur : nous sommes un bureau bâlois et nous ne devons jamais l’oublier.

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